1. Soft Power et diplomatie culturelle : légitimation symbolique par la culture noire
Définition : Le soft power (Nye, 1990) désigne la capacité d’un État à obtenir des résultats à travers l’attraction culturelle et l’image, plutôt que par la coercition ou l’argent. Dans les pays postcoloniaux, il prend une forme hybride : mélange de récit historique, de politique identitaire et d’influence médiatique.
Spike Lee est une figure mondiale de l’esthétique afro-américaine radicale (cinéma, activisme, mémoire). Son association au Bénin :
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internationalise l’image du pays comme lieu de renaissance noire,
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détourne les projecteurs de l’Afrique « défaillante » vers une Afrique narratrice d’elle-même,
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crée une synergie entre culture populaire, récit politique et diplomatie transnationale.
Comparaison utile : le Ghana et son programme Year of Return (2019), qui a attiré des célébrités et des touristes afro-américains, a généré plus de $1,9 milliard de revenus directs (source : Ghana Tourism Authority). Talon semble vouloir reproduire ce modèle, mais en le personnalisant par une figure unique, à forte intensité symbolique.
2. Mémoire de la traite et reterritorialisation identitaire : du traumatisme à la stratégie
Le Bénin, ancien royaume du Dahomey, fut un des centres historiques de la traite atlantique. Talon exploite cette mémoire douloureuse non pour l’enterrer, mais pour la reterritorialiser en axe stratégique :
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Du lieu de l’arrachement (esclavage) au lieu du retour (identité retrouvée).
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Reconfiguration du Bénin en pivot mémoriel de l’africanité mondiale.
Spike Lee, dont les œuvres évoquent la condition noire (ex : Da 5 Bloods, Malcolm X), incarne cette résonance entre mémoire et contemporanéité. Il devient un intercesseur narratif entre Afrique et diaspora.
Critique à envisager : Cette instrumentalisation de la mémoire peut susciter une tension : le risque de folklore muséifié, où la douleur est convertie en patrimoine touristique ou capital politique.
3. Géopolitique de la diaspora : capter les flux, pas seulement les récits
Au-delà du symbolisme, Talon cherche à :
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Mobiliser des capitaux diasporiques (financiers, humains, technologiques),
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Créer un écosystème d’investissement panafricain, au carrefour du patrimoine, de la culture et de la tech,
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Capter l’attention des élites afro-descendantes aux États-Unis, au Brésil, dans les Caraïbes, etc.
Le rôle de Spike Lee :
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Ouvrir des portes dans les cercles hollywoodiens, universitaires, et philanthropiques noirs,
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Positionner le Bénin comme destination de sens et d’investissement éthique,
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Créer un effet boule de neige médiatique.
Exemple comparatif : Le Rwanda, avec sa Rwanda Diaspora Convention, a réussi à transformer sa diaspora en relais d’investissements directs étrangers (IDE) et d’innovation, malgré un passé traumatique (génocide). Le Bénin semble viser une voie mémorielle douce mais économiquement productive.
4. Intérêts internes : euphémiser l’autoritarisme par l’ouverture culturelle
Depuis 2016, Patrice Talon mène un style de gouvernance marqué par :
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la centralisation du pouvoir exécutif,
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le contrôle des médias,
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la répression d’opposants, notamment lors des élections de 2019 et 2021.
La nomination de figures internationales prestigieuses comme Spike Lee :
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crée une image d’ouverture et de modernité,
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sert de rideau symbolique aux tensions internes,
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redirige le débat politique vers l’international, en particulier dans les médias francophones et anglo-saxons.
Thèse possible : On assiste à une forme d’"autoritarisme de vitrine", où le soft power est utilisé non comme outil diplomatique uniquement, mais aussi comme technologie de légitimation interne.
5. Vers une diplomatie postcoloniale afrocentrée : entre panafricanisme et storytelling stratégique
La diplomatie africaine contemporaine sort progressivement du carcan postcolonial (alignement sur anciennes puissances). Talon semble vouloir inventer une diplomatie post-eurocentrée, fondée sur :
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la restitution des œuvres d’art (ex. retour du Trésor royal d’Abomey depuis la France),
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la mise en récit de l’histoire depuis l’Afrique elle-même,
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l’alliance avec des figures afro-diasporiques fortes pour contourner les circuits classiques du pouvoir.
Spike Lee, dans ce cadre, n’est pas un simple "ambassadeur culturel", mais un acteur de storytelling stratégique, en phase avec les récits décoloniaux, la diplomatie noire et l’auto-représentation politique.
Référence utile : Le concept de "cultural diplomacy from below" (Yúdice, 2003) : des États mobilisent des artistes pour créer des récits concurrents à l’Occident. Le Bénin pourrait en devenir un cas d’école.
Bénin comme carrefour mémoriel et économique de l’africanité globale
La nomination de Spike Lee comme ambassadeur du Bénin auprès de la diaspora africaine s'inscrit dans une stratégie de refondation narrative du pays. Elle articule mémoire historique, attraction culturelle, géopolitique de la diaspora et recomposition de l’image de l’État. Derrière cette opération, se joue une tentative de repositionner le Bénin comme carrefour mémoriel et économique de l’africanité globale – tout en masquant, peut-être, les aspérités politiques internes.